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LES PAPYRUS  DE LA MER ROUGE-I -Pierre Tallet- IFAO 2017

I- Présentation générale

Ancre 17
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   1- Le site du Ouadi el-Jarf 

  Le site se trouve sur la côte occidentale du golfe de Suez. L'implantation d'époque pharaonique se développe sur quatre points distincts répartis sur une distance de 6 kms. On observe d'est en ouest:

- Un port construit associé à deux bâtiments destinés au stockage du matériel et à l'habitat.

-Un bâtiment massif à 2 kms du rivage.

- Des camps sur le sommet des buttes rocheuse encore 4 kms plus à l'ouest.

- À 500m au sud-est des camps, un système de galeries-entrepôts creusées dans le calcaire (une caractéristique majeure des ports intermittents de la Mer Rouge).

Ce dispositif semble avoir été conçu pour laisser sur place, entre deux expéditions en Mer Rouge, les embarcations maritimes qui étaient démontées et rangées dans des magasins scellés.

Au Ouadi el-Jarf, les expéditions avaient pour objectif essentiel le sud de la péninsule du Sinaï où se trouvent d'importantes mines de cuivre et de turquoise. L'exploitation de cette région par les égyptiens avait commencé très tôt, dès le pré-dynastique (Nagada III) et c'est à l'Ancien Empire que le transit a été régulièrement effectué par voie maritime.

Le site fut découvert une première fois par John Gardner Wilkinson en 1823. Puis en 1950, deux pilotes du Canal de Suez le datèrent de la fin de l'Ancien Empire.

L'étude de Pierre Tallet commence en 2011 et est concentrée sur la zone des galeries. En 6 campagnes successives, 19 sur la trentaine de cavités au total sont dégagées. Leur fonction de magasins pour abriter du matériel expéditionnaire a été confirmée. L'ensemble est attribué au seul règne de Khéops. 

2- La découverte des papyrus

- Des fragments de papyrus ne portant que quelques traces de signes ont été mis à jour dès la première campagne de fouilles en juin 2011 dans la descenderie de G6 (galerie 6)

- En 2013, 6 petits fragments inscrits sont découverts au niveau du système de fermeture de G1 et G2 (galeries 1 et 2), presque à la surface du sol et dont 2 portaient une partie du nom de l'inspecteur Merer.

- Une concentration plus importante fut rejetée dans une zone située à 5m en avant du dispositif d'entrée de G2 dont plusieurs fragments de comptabilité.

- La fouille dans un espace vide entre les herses B6 et B7 fermant G1 a permis l'exhumation de l'essentiel de la documentation papyrologique: des centaines de fragments et des éléments de rouleaux, mesurant une cinquantaine de cm de long. La densité maximum fut découverte dans le fond de la fosse. Certains documents étaient encore liés par une petite ficelle.

- Le fait que ce soit les mêmes types d'éléments que l'on retrouve à tous les niveaux de la fosse devant G1 et sur l'esplanade devant G2 conduit à émettre l'hypothèse qu'un nombre conséquent  de rouleaux de papyrus (environ 15) ont été placés au fond de la fosse entre les deux herses fermant G1 lors de sa dernière utilisation. Des restes de tissus trouvés à cet endroit pourraient signifier qu'ils étaient rangés dans des sacs. Cet interstice fut ensuite remblayé pour cacher l'entrée de G1. Plus tard, une tentative de réouverture du magasin a provoqué la dispersion du lot.

- Ce sont les plus anciens papyrus inscrits découverts à ce jour en Égypte.

- En 2013 et 2014, un nombre significatif de fragments de comptabilité ont été retrouvés devant G7 et G17.

- En 2014 et 2015, plusieurs fragments de comptabilité et des listes de personnel dont un papyrus donnant les noms  et titres d'un responsable de la IVème dynastie ont été découverts devant la zone de G8 à G12.

3- Date du lot documentaire

- Dans le secteur G1-G2, on a trouvé plus de 800 fragments de papyrus qui appartiennent à un lot cohérent de documents et qui semblent former un même lot d'archives:

   . Des comptabilités enregistrant la livraison de différentes denrées alimentaires.

   . Des journaux de bord consignant jour après jour l'activité d'une équipe.

- Cinq papyrus distincts présentaient la formule traditionnelle évoquant "le recensement du grand et du petit bétail" utilisé comme point de repère chronologique pendant tout l'Ancien Empire. 

La date "après l'année du 13ème recensement" de Khéops suggère qu'il pourrait s'agir de l'année de règne qui était en cours au moment de l'abandon des archives, soit l'an 26 ou 27 du règne. Cette date étant la dernière année de règne connue de Khéops.

- Plusieurs fragments portent la mention des mois au cours desquels ils ont été rédigés. En particulier le papyrus A du Journal de Merer porte la date du 1er mois d'Akhet, ce serait le premier mois de l'année après le 13ème recensement. ( La saison Akhet= Inondation correspond à la période du 19 juillet au 15 novembre).

- La période enregistrée pour ces archives pourrait couvrir un laps de temps de 10 mois, de juillet -2484 à avril -2483. Khéops serait mort entre avril et juin -2483.

4- Les archives d'une équipe

- Les journaux de bord enregistrent en continu l'activité d'une équipe ou d'une phylé "s3" placée sous la direction d'un responsable: l'inspecteur Merer, pendant une durée de 3 à 5 mois. On trouve également le nom d'un scribe Dédi.

Il est fait mention de 4 phylés différentes.

- La spécificité de l'équipe de l'inspecteur Merer est la navigation fluviale et maritime. Il est fait mention de voyages effectués pour le transport des blocs de calcaire des carrières de Tourah vers le chantier de la pyramide de Khéops, de la construction d'un port dans le delta et de travaux dans le port de Ro-Ché Khoufou.

Cette équipe aurait effectué les opérations d'assemblage, de pilotage et de démontage d'une flotte permettant de transférer les troupes sur l'autre rive du golfe de Suez, d'assurer leur approvisionnement pendant leurs missions dans les mines de cuivre et de turquoise du Sinaï.

Le nom de cette équipe est donnée par une pièce comptable " L'équipe des escorteurs de sa proue-est-l'uræus-de-Khéops".

- L'objectif du narrateur se cantonne à ce qui ressort de la mission de l'équipe à laquelle il appartient: le transport par voie fluviale de blocs de calcaire fin qui sont tirés vers la berge dans la région de Tourah, chargés dans des bateaux-cargos à destination du chantier de la pyramide où ils sont sans doute en grande partie employés dans la mise en place du parement extérieur.

II- Le journal de Merer

* Les journaux de bord représentent la moitié des fragments découverts dans le secteur G1-G2 soit environ 400 et l'essentiel provient du vide ménagé devant la fermeture de G1.

1- Caractéristiques des journaux de bord du Ouadi el-Jarf.

 - Ils sont consignés sur des rouleaux de papyrus où a été préalablement tracée une grille.

De haut en bas:

   . Une bande horizontale pour la notation du mois

   . Une bande subdivisée en 30 cases, chacune concernant un jour du mois. Le premier jour reçoit le nom de "wpw". Le dernier jour celui de "arqy".

   . Sous chaque case journalière, 2 colonnes de texte hiératique rapportant les activités de l'équipe ce jour-là: l'endroit où les ouvriers ont passé la journée "wrS", la nature de leur travail, l'endroit où ils ont passé la nuit sDr.t".

   . Le trait noir séparant chaque colonne est remplacé par un trait rouge lors d'un changement de mois ou de décade. L'écriture noire devient rouge pour signaler des activités exceptionnelles.

 - Ces registres ont été réellement complétés quotidiennement et ont voyagé avec les équipes.

 - Il devait y avoir 5 papyrus distincts:

    . Le papyrus A connu par un gros fragment, est daté du premier mois d'akhet. Il livre des informations sur 2 décades: des allers-retours entre les carrières de Tourah et la pyramide de Khéops, un travail dans le port de Ro-Ché Khoufou.

    . Le papurus B est le mieux conservé et relate des opérations d'acheminement de blocs de calcaire de Tourah vers la pyramide de Khéops. Il relate un minimum de 2 mois d'activité de l'équipe placée sous la direction de l'inspecteur Merer mais peut-être couvrait-il 3 mois.

    . Le papyrus C est connu par une grande quantité de petits fragments, relate environ 1 mois d'activité: la construction d'un aménagement portuaire dans le Delta.

    . Le papyrus D relate l'activité d'une équipe dirigée par le scribe Dédi concernant une institution royale.

    . Le papyrus E, une seule colonne, peut-être une partie du papyrus D.

2- Écriture et langue.

 - Ces papyrus ouvrent une perspective nouvelle sur l'utilisation du hiératique au tout début de l'histoire pharaonique. Les papyrus comptables sont un mélange de hiéroglyphes et de hiératique. Les journaux de bord sont entièrement en hiératique. Ce sont les plus anciens textes narratifs sur papyrus découverts.

Les papyrus A et B semblent avoir été rédigés de la même main celle de l'inspecteur Merer.

 - Dans les papyrus A et B, le vocabulaire est limité, une centaine de mots, par la répétitivité des actions et les termes sont en relation avec la navigation et le déplacement des blocs de pierres.

3-Le papyrus A

 - Retrouvé en plusieurs gros fragments. Il mesure au maximum 19,5cm de haut et est conservé sur 27cm de long maximum. Il est très usé par endroit et on estime qu'il pouvait mesurer 90 cm  de long à l'origine si un mois y était consigné.

 - L'ensemble conserve la mémoire de 2 décades de travail (pendant le mois de juillet):

    . La première: des rotations nombreuses et rapides (5 déplacements d'une durée de 1 à 2 jours) effectuées entre Tourah et Gizeh, sans mention de la finalité. Cela pourrait correspondre à un transfert de main d'œuvre de Tourah vers Gizeh.

    . La seconde: des travaux effectués sur le site de Ro-Ché Khoufou. À la fin de la première décade, l'équipe accoste à Guiezh et entame à proximité du complexe funéraire de Khéops une série d'opérations qui dure au moins une décade.

L'inspecteur Merer y est mentionné quotidiennement. Il y est également mentionné un certain nombre de phylés (peut-être 15) et un haut responsable.

Les travaux concernaient une digue, un barrage et parmi ceux-ci une opération pour "ôter les poteaux de bois".

Il existait de nombreux canaux saisonniers du Nil, mis en service uniquement pendant la période de crue. Au moment de la baisse des eaux, les accès à ces voies d'eau étaient clos au moyen de barrages pour y maintenir un certain temps une eau résiduelle. Ces barrages étaient enlevés lorsque le niveau de l'eau du Nil remontait.

4- Le papyrus B

 -Il s'agit du plus long document découvert. Il mesure 22cm de haut et 2,50m de long, conservant la mémoire de l'activité sur plus de 2 mois (peut-être 3 mois).

 - Il relate des opérations d'acheminement de blocs de calcaire provenant soit de Tourah sud en transitant par Ché-Khoufou, durant une décade, soit de Tourah nord en transitant par Ro-Ché Khoufou, durant une décade, en alternance.

Les transports de lourdes charges ne pouvaient avoir lieu que pendant la période de l'inondation, soit du début du mois d'août jusqu'à la fin octobre.

 - Les inscriptions préservées (6jours) de la première décade relatent un cycle complet de travail de Merer et son équipe: ils appareillent, le bateau chargé de pierres, de Tourah sud, font une halte la nuit  à Ché-Khoufou et naviguent un jour supplémentaire pour rejoindre le chantier. Le lendemain, ils retournent à vide  en un seul jour à Tourah sud.

 - Pendant la deuxième décade, sont rapportées deux rotations complètes entre Tourah nord et Gizeh, avec halte la nuit à Ro-Ché Khoufou. On en déduit que l'accès au plateau de Gizeh depuis Tourah nord est plus rapide que depuis Tourah sud (un jour supplémentaire).

Durant cette décade un autre responsable effectue un aller-retour à Héliopolis pour l'approvisionnement mensuel en vivres de la phylé de Merer. Les chiffres donnés permettent d'avoir une évaluation de la main d'œuvre concernée: une phylé devait correspondre à 40 hommes.

 - La troisième décade concerne à nouveau deux rotations entre Tourah sud et Gizeh en transitant par Ché-Khoufou.

 - Lors de la quatrième décade, deux nouvelles opérations de livraisons de pierres au chantier depuis Tourah nord, en transitant par Ro-Ché Khoufou.

 - D'autres fragments ont pu être rassemblés de façon conjecturale et relatent de nouvelles rotations entre Tourah et Gizeh.

  

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III- Synthèse des informations 

Hormis les activités de l'équipe de l'inspecteur Merer, ces journaux nous apportent des éléments très intéressants concernant plusieurs points:

1- Indications sur le site du plateau de Gizeh

* On pouvait accéder directement au plateau de Gizeh depuis Tourah entièrement par voie fluviale, par le truchement d'aménagements de grande ampleur (mis en évidence par ailleurs par Mark Lehner).

* Le temple de la Vallée s'ouvrait vraisemblablement sur un lac artificiel qui pourrait expliquer l'emploi de la terminologie "Ché-Khoufou"= Le Bassin de Khéops et celui de "Ro-Ché Khoufou"= L'entrée du Bassin de Khéops. Le Bassin de Khéops serait ce lac artificiel.

Ro-Ché Khoufou est utilisé régulièrement comme lieu de halte pour les équipes venant de Tourah nord. C'est un centre administratif placé sous le contrôle du demi-frère de Khéops, Ankhhaef, vizir et responsable de tous les travaux du roi.  

*Les nuits passées à Akhet-Khoufou (nom de la pyramide de Khéops) sont plus rares. 

Le site appelé "Chapelles d'Akhet-Khoufou" fait vraisemblablement partie du complexe funéraire de Khéops et doit être connecté à la voie fluviale. Peut-être s'agit-il du temple de la Vallée et était-il formé d'un alignement de chapelles (comme on peut trouver dans le complexe funéraire de Djoser à Saqqarah). 

* On a également la mention d'un nom de lieu "Ankhou Khoufou"= Que vive Khéops: ce pourrait être une autre désignation du temple de la Vallée ou un lieu destiné au logement des équipes travaillant au chantier des pyramides.

2- Indications sur la région memphite

* C'est une zone stratégique pour l'Égypte qui y maintient à cette époque sa capitale administrative, en contrebas de l'ancienne nécropole de Saqqarah. Ceci s'explique par la rupture du cours unique du Nil à cet endroit à cette époque ( donc bien plus au sud qu'aujourd'hui), et sa branche ouest plus occidentale que de nos jours, à environ 1 Km à l'est du plateau de Gizeh.

* La zone entre Tourah et Gizeh devait être marquée par d'importants aménagements hydrauliques permettant un contact direct par voie fluviale des points opposés du lit majeur du fleuve.

* Le papyrus B désignent deux secteurs d'activité distincts: Tourah nord et Tourah sud.

Les égyptiens utilisaient conjointement plusieurs carrières sur la rive est du Nil pour en extraire cette "pierre blanche de Tourah" destinée au parement extérieur des pyramides.

La zone s'étend en réalité sur 7 Kms de Tourah au nord à Masara au sud où plus de 50 points d'extraction ont été répertoriés. Cette zone fut intensément exploitée de la IVème (Snéfrou fut le premier) à la VIème dynastie. Malheureusement elle est impossible à étudier de nos jours car c'est une zone militaire.

3- Indications sur les équipes

* L'équipe de Merer est chargée du transport des matériaux et de l'entretien des structures nautiques.

Son équipe pourrait compter une quarantaine de membres (estimation d'après le volume d'une ration mensuelle de pains), soit 4 sections de 10 hommes.

4- Indications sur les navires

* Plusieurs types de bateaux sont mentionnés:

    - Les bateaux de transport "iouat" servent à l'approvisionnement en vivres et sont dotés d'un équipage modeste (environ 6 personnes).

    - Deux types de vaisseaux pour le transport des blocs de pierre:

      . Les bateaux cargos "âou" mentionnés exceptionnellement.

      . Les bateaux cargos "imou" mentionné plus régulièrement.

* La phylé a la plupart du temps la responsabilité d'un seul vaisseau. Et elle n'embarque pas systématiquement dans son intégralité.

* Par analogie avec d'autres documents on pourrait penser qu'une équipe de 4O hommes pourrait être associée à une embarcation de 25 à 30m de long, pouvant embarquer 70 à 80 tonnes de chargement soit une trentaine de blocs. 

Ainsi une équipe aurait pu acheminer 200 blocs par mois (en effectuant 6 à 7 rotations mensuelles), soit 1000 blocs en une saison de navigation possible.

En estimant le parement extérieur de la pyramide de Khéops à 67390 blocs, il reste probable que l'engagement parallèle au côté de celle de Merer de 3 ou 4 autres phylés pendant 25 ans aurait pu être suffisant.

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